Italie : Lettre de Chiara Zenobi (20/1/2014)

Prison des Vallette (Turin), 20 janvier 2014

Si je pouvais choisir, je resterai exactement là où je suis.

Sur les sentiers de la Vallée, dans les rues de Turin, avec mes compagnons, ou me reflétant dans les yeux de femmes et d’hommes qui me sont inconnu-e-s, à apprendre à écouter, à choisir d’attendre, à courir plus vite.

Je me trouverai là où l’on découvre la saveur douce et intense de la lutte, de quelqu’un qui te tient la main lorsqu’elle tremble et se jette de tout cœur contre les obstacles. Là où la solidarité embrasse, chaude, permanente et tenace, et permet à qui est isolé-e de ne pas se sentir seul-e, de libérer la passion de qui est enfermé-e et de remplir la pièce de présences amies.

Je me suis quelques fois demandée si je ne devrais pas me contenter du privilège de la citoyenneté, de pouvoir avoir de façon presque sûre une maison, éventuellement un enfant, et une façon ou une autre de mettre du pain sur la table. Mais quand j’ai découvert que la liberté et l’humanité étaient d’autres choses que ça, quand tu te rends compte que les uniques moteurs de la politiques et des groupes de pouvoir sont le privilège et le pillage, il est trop tard pour faire marche arrière. Tu es déjà entré dans un autre monde, et ce monde est celui dans lequel je me trouve maintenant.

Il n’existe pas ici d’espace pour ceux qui mesurent leur propre valeur morale sur la base de codes et de lois. Foutre à la rue qui ne peut plus payer de loyer ou dans des camps qui n’a pas de papiers, produire des déchets nucléaires, sauver le capital et distribuer la misère, militariser et détruire les territoires. Tout cela au nom de la loi, selon la démocratie. Tout, même la dissension, à condition qu’on ne se mette pas véritablement en travers de la réalisation des plans inexorables du progrès et du profit.

Mais lorsque trop de grains de sable enrayent l’engrenage, si une personne, une place ou une population deviennent imprévisibles et efficaces, il devient possible d’entendre le tintement des lames qui s’aiguisent. Pour défendre les propriétés publiques et privées, le corps des lois gonfle tous ses muscles. Si l’on descend dans la rue le mauvais jour (ou le bon ?), on peut ramasser, en plus des pavés, le rocher de la Dévastation et Pillage [« Devastazione e Saccheggio », article issu des codes de lois fascistes et qui a servi a réprimer les manifestants de Gênes en 2001 ou encore ceux de Rome en 2011, NdT]. Si l’on assume une pratique radicale conte le système social, le couperet de l’Association Subversive (ou parfois, avec un peu plus de fantaisie, de l’Association de Délinquants[Associazione a Delinquere]) est prompt à tomber. Pour tout le reste, on garde préparée la cage du Terrorisme. N’importe quelle opposition réelle qui cause des dommages et ralentisse l’avancée des projets, et finalement, n’importe quelle action ou lutte efficaces pourraient finir par être redirigées vers cette catégorie de répression. L’objectif est relativement aisé à identifier : une punition exemplaire pour quelqu’un, un avertissement lancé à tou-te-s les autres.

Bien sûr, l’idée de toutes ces années de prison évoquées par ces mots tord l’estomac de façon pire que ne le ferait un étau. Mais il est beaucoup plus douloureux de s’imaginer inertes, à contempler le monde dévasté pour les bénéfices de quelques-uns. De nous, qui avons appris la différence entre juste et légal et savouré le goût de reprendre les rues et les bois, ils n’obtiendront pas grand chose par la menace de la prison. Et ils ne réussiront pas non plus à nous tromper avec la valeur symbolique de leurs accusations, parce que nous savons d’où nait la terreur, et que nous en connaissons les matraques, les gaz, les grillages. Et les armées, les armes, les barres.

Nous ne devons pas avoir peur. La peur, laissons-la respirer à ceux qui vivent blindés dans une existence consacrée à la défense de leurs privilèges et de leurs pillages.

Moi, dans cette cage, je sens mes poumons pleins de la liberté que j’ai apprise à aimer en luttant, sur les sentiers et dans les rues.

Et comme moi, beaucoup d’autres. Vous. Solidaires, complices et inarrêtables.

Chiara

Pour lui écrire (Chiara a été transférée à Rome fin janvier) :
Chiara Zenobi
Casa Circondariale Rebibbia, via Bartolo Longo, 92, 00156 Roma (Italie)

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